Cinquante-deux
Il essayait de se réveiller, mais chaque fois qu’il refaisait surface il retombait lourdement sur les couvertures moelleuses du lit.
Ce fut finalement le mal de cœur qui le réveilla. Il resta un temps infini dans la salle de bains à vomir si violemment que ses côtes étaient prises dans un étau à chaque haut-le-cœur. Puis il n’eut plus rien à rendre pour soulager sa nausée.
La pièce tanguait sous ses pieds. On était finalement parvenu à déverrouiller la porte et on venait le ramasser. Il voulait s’excuser d’avoir fermé la porte à clé, par réflexe, et dire qu’il avait essayé d’atteindre la poignée pour ouvrir, mais les mots ne pouvaient franchir ses lèvres.
Minuit à la pendule sur la commode. Minuit, la veille de Noël. De toutes ses forces, il essaya de leur donner des explications mais rien que penser à la créature debout derrière la crèche l’épuisait. Il retomba sur l’oreiller.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, le médecin lui parlait.
— Monsieur Curry, avez-vous une idée du produit qu’il y avait dans la seringue ?
« Non. J’ai juste pensé qu’elle allait me tuer, que j’allais mourir. » Rien qu’essayer de remuer les lèvres le rendait malade. Il secoua la tête et eut un haut-le-cœur. Il distinguait la nuit noire derrière les carreaux givrés.
— … encore au moins huit heures, dit le médecin. Sinon, tout va bien. S’il demande à boire, donnez-lui quelque chose de léger et s’il y a le moindre changement…
Saleté de sorcière. Tu as tout gâché. Et cet homme lui souriant au-dessus de la crèche… Bien sûr, c’était le moment. Le moment ou jamais. Il savait qu’il l’avait perdue pour toujours. La messe de minuit était terminée. Sa mère pleurait la mort de son père. Rien ne serait plus jamais pareil.
— Dormez. Nous restons auprès de vous.
J’ai échoué. Je ne l’ai pas arrêté. J’ai perdu Rowan pour toujours.
— Je suis là depuis combien de temps ?
— Depuis hier soir.
Le matin de Noël. Il regardait fixement par la fenêtre, incapable de bouger de crainte d’avoir encore mal au cœur.
Il ne neige plus.
Il se força à s’asseoir. Ça allait bien mieux. Il avait mal à la tête et la vision un peu trouble mais l’amélioration était très nette. Comme une simple gueule de bois.
Tous ses vêtements étaient dans le placard. Il se doucha en luttant contre un léger vertige, se rasa rapidement puis sortit de la salle de bains.
— Il faut que j’y retourne.
— Je vous supplie d’attendre, dit Aaron. Mangez un peu d’abord.
— Vous pouvez me prêter une voiture ? Sinon je ferai de l’auto-stop.
Il regarda par la fenêtre. Il y avait encore de la neige par terre. Les routes devaient être dangereuses. Mais il le fallait.
— Quelles sont vos intentions ? Vous n’avez aucune idée de ce que vous allez trouver là-bas. Hier soir, elle m’a dit que si je tenais à vous je devais m’arranger pour que vous ne reveniez pas.
— Je m’en fiche de ce qu’elle a dit. J’y vais.
— Alors je vous accompagne.
— Non, vous restez ici. C’est entre elle et moi. Trouvez-moi une voiture, je pars.
C’était une énorme Lincoln grise aux sièges de cuir confortables. En arrivant sur l’autoroute, il constata qu’Aaron ne le suivait plus dans sa limousine.
La neige était sale sur les bas-côtés mais il n’y avait plus de glace.
Le ciel était de ce bleu limpide qui rend un paysage si propre. Il avait mal à la tête et était pris de vertige et de nausée tous les quarts d’heure. Mais il maintenait le pied sur l’accélérateur.
Il entra dans La Nouvelle-Orléans à cent quarante. Il freina trop brusquement et dérapa un peu en tournant dans Saint Charles Avenue.
Cinq minutes plus tard, il tournait à gauche dans First Street et la voiture dérapa encore dangereusement. Il freina et avança doucement jusqu’à ce que la maison apparaisse, telle une sombre forteresse.
La grille était ouverte. Il introduisit sa clé dans la porte et entra.
Pendant un moment, il resta cloué sur place. Il y avait du sang barbouillé partout sur le sol et une empreinte de main sanglante sur le cadre de la porte. Une substance ressemblant à de la suie recouvrait les murs et devenait une sorte de crasse grisâtre en atteignant le plafond.
L’odeur était nauséabonde, comme celle de la chambre de malade où Deirdre était morte.
Des traînées de sang sur la porte du salon et des traces de pieds nus. Du sang partout sur le tapis chinois et une espèce de substance visqueuse sur le plancher. Le sapin tout illuminé ressemblait à une sentinelle à l’autre extrémité de la pièce, à un témoin sourd et muet incapable de témoigner de quoi que ce soit.
La douleur explosait dans sa tête mais ce n’était rien comparé à celle de sa poitrine et à ses battements de cœur affolés. Il serra les poings.
Il se retourna, sortit du salon, passa dans l’entrée et se dirigea vers la salle à manger.
Sans aucun bruit, une silhouette se dessina dans l’encadrement de la porte. C’était une silhouette étrange. La personne semblait mal assurée sur ses pieds. Lorsqu’elle entra dans la lumière du jour, Michael s’arrêta et l’étudia attentivement en essayant de comprendre ce qu’il voyait.
C’était un homme vêtu de façon débraillée. Il était très grand, environ un mètre quatre-vingt-dix, et d’une minceur disproportionnée. Son pantalon était trop large et manifestement sanglé à la taille. Sa chemise appartenait à Michael. Il avait de beaux cheveux noirs et frisés et de très grands yeux bleus mais, à part cela, il ressemblait à Rowan avec sa peau bien tendue, sa bouche juste un peu plus pleine que celle de sa femme. Et les yeux, bien que grands et bleus, avaient le regard de Rowan, et le sourire froid était aussi le sien.
L’homme fit quelques pas chancelants vers Michael. Il avait un air radieux. Soudain, Michael se rendit compte qu’il ressemblait à un nouveau-né, mis à part l’expression de son visage qui n’avait rien d’enfantin : de l’émerveillement, de l’amour et une malice terrible.
Michael se jeta sur lui, le prenant par surprise. Tenant ses bras fins mais puissants entre ses mains, il fut terrorisé par l’éclat de rire viril que poussa l’homme.
— Lasher, vivant autrefois, vivant à nouveau, retourné dans la chair, vainqueur ! Ton enfant, tes gènes, ta chair et la sienne, t’aime, t’a vaincu, s’est servi de toi, merci, mon père.
Michael poussa un cri déchirant.
— Tu as tué mon enfant ! Rowan, tu lui as donné notre enfant !
Son cri était horrible.
L’homme s’écarta maladroitement de lui et alla buter contre le mur de la salle à manger en lançant les bras en l’air et en riant. Il leva la main et l’abattit violemment sur la poitrine de Michael, le renversant sur la table.
— Je suis ton enfant, père, recule. Regarde-moi !
Michael se remit sur ses pieds.
— Te regarder ? Je vais te tuer !
Il s’élança vers lui mais l’homme recula vers l’office et traversa la cuisine à reculons. Ses jambes s’emmêlaient puis se redressaient comme celles d’un pantin. Il riait de bonheur, mais d’un rire d’aliéné.
Se précipitant à nouveau, Michael l’attrapa et le coinça contre la porte-fenêtre. Tout en haut du pignon de la maison, le système d’alarme se mit à retentir, ajoutant ses hurlements au vacarme.
L’homme lança ses longs bras disproportionnés en l’air et regarda Michael d’un air étonné quand il referma ses mains autour de sa gorge. Il lança un coup de poing dans le visage de Michael. Celui-ci sentit ses jambes se dérober sous lui, tomba sur le sol, fit un roulé-boulé et se retrouva à quatre pattes. Quand il leva les yeux, la porte-fenêtre était ouverte, l’alarme hurlait et l’homme dansait, pivotait et gambadait avec une grâce hideuse vers la piscine.
En courant derrière lui, Michael aperçut Rowan du coin de l’œil. Elle descendait précipitamment l’escalier de la cuisine. Il l’entendit crier :
— Michael, ne t’approche pas de lui !
— Tu as fait ça, Rowan ? Tu lui as donné notre enfant ? Il est dans notre enfant !
Il se retourna, leva la main mais ne put la frapper. Pétrifié, il l’examina. C’était l’image même de la terreur. Son visage était livide, sa bouche humide et frémissante. Impuissant, tremblant, la douleur serrant sa poitrine, il se retourna et regarda l’homme.
Il sautillait dans tous les sens sur les dalles enneigées près de l’eau bleue ridée, se pliant en deux, se redressant en posant ses mains sur ses genoux et riant à perdre haleine en montrant Michael du doigt. Sa voix, forte et distincte, s’éleva au-dessus du vacarme de l’alarme.
— Tu n’en mourras pas, comme disent les mortels ! Tu as engendré un enfant, Michael. Je suis ton œuvre. Je t’aime. Je t’ai toujours aimé.
Michael sortit au moment où Rowan s’élançait vers lui. Il alla tout droit sur la créature, glissant sur la neige verglacée, se dégageant quand elle voulut l’attraper. Elle s’écroula en s’accrochant à lui. Michael sentit une douleur fulgurante dans son cou. Dans sa chute, Rowan avait brisé la chaîne portant la médaille de saint Michel, qui était tombée dans la neige. Elle sanglotait et le suppliait d’arrêter.
Pas le temps. Il fit volte-face et lança un crochet qui s’écrasa sur le côté de la tête de l’homme. Celui-ci éclata à nouveau de rire malgré le sang qui coulait de sa plaie. Il trébucha, fit un tour sur lui-même et alla heurter les chaises de jardin.
— Regarde ce que tu as fait ! Tu n’imagines pas comme c’est bon ! Je n’ai vécu que pour cet instant extraordinaire !
Pivotant brusquement, il attrapa le bras de Michael et le lui tordit dans le dos, les sourcils levés, les lèvres retroussées en un sourire hideux, ses petites dents luisant contre sa langue rose. Tout neuf, tout brillant comme un bébé !
Michael décocha un autre gauche dans sa poitrine.
— Ah ! tu aimes ça ? Espèce de salaud, meurs ! dit-il en crachant sur lui.
Il envoya encore un crochet du gauche et la créature attrapa son poignet droit. Du sang coulait de sa bouche.
— Tu aimes ça ? cria Michael. Tu aimes voir saigner la chair de mon enfant ? La chair de ma chair ?
Se démenant pour dégager sa main droite, il saisit la gorge de la créature avec la gauche, y enfonça son pouce et, en même temps, lui envoya son genou dans les testicules.
— Ah ! elle n’a rien oublié. Tu as tout ce qu’il faut où il faut, je vois !
Il vit Rowan bouger mais ce fut la créature qui la frappa, libérant enfin Michael. Elle alla heurter la balustrade.
La créature gémissait de douleur. Ses yeux bleus roulaient dans leurs orbites. Avant que Rowan puisse se remettre debout, la créature recula en levant ses épaules comme des ailes puis, baissant la tête, cria :
— J’apprends vite, père. Tu es un bon professeur !
Il poussa un grognement et se rua sur Michael la tête la première, heurtant si fort sa poitrine que Michael tomba dans la piscine.
Le cri assourdissant de Rowan couvrit le bruit de l’alarme.
Michael avait coulé dans l’eau glacée, le souffle coupé par la température glaciale. La surface bleue brillait au-dessus de lui. Tétanisé par le froid, il ne faisait aucun geste. Enfin, il atteignit le fond.
Dans une convulsion désespérée, il prit une impulsion pour remonter, malgré ses vêtements trempés qui semblaient vouloir le retenir au fond. Lorsque sa tête refit surface, un coup violent le fit sombrer à nouveau et il sentit qu’on lui maintenait la tête sous l’eau. Ses mains restées à l’air libre s’accrochèrent désespérément à celui qui tentait de le noyer, tandis que des litres d’eau froide remplissaient sa bouche. Dans un flash, il revit le Pacifique, immense et gris, et les lumières du restaurant de la falaise qui s’atténuaient et disparaissaient tandis que les vagues montaient autour de lui.
Cette fois, cependant, il ne se sentit pas monter vers le ciel de plomb et les nuages d’où il avait vu la terre et ses millions de petits êtres humains. Il était dans un tunnel et on l’aspirait vers le bas. Il faisait très sombre et la descente lui paraissait interminable. Dénué de toute volonté et rempli d’étonnement, il tombait à pic sans se débattre.
Enfin, une grande lumière rouge diffuse l’entoura. Il était tombé dans un endroit familier. Les tambours, il entendait les tambours du défilé de mardi gras et les lumières vacillantes étaient celles des lampions accrochés aux branches des chênes. Il fut saisi de la même frayeur que lorsqu’il était enfant. Ce n’était plus une peur passagère, comme quand il avait touché la chemise de nuit de Deirdre, mais ses terreurs d’enfant qui revenaient pour de bon, dans toute leur intensité.
Ses pieds touchèrent le sol fumant et, en essayant de se mettre debout, il vit que les branches de chêne avaient transpercé le plafond du salon, enchevêtrant leurs feuilles dans le lustre. C’était la maison ! Des corps innombrables étaient emmêlés dans l’obscurité. Il marchait dessus ! Des formes grises et nues forniquaient et se tordaient dans les flammes et dans les ombres. Des tourbillons de fumée obscurcissaient les visages des gens qui le regardaient. Mais il savait qui ils étaient. Des jupes en taffetas, des vêtements le frôlèrent. Il chancela, essaya de reprendre son équilibre et ses pieds s’enfoncèrent dans de la boue fumante.
Des religieuses s’approchaient de lui en cercle. Il connaissait les visages et les noms de ces hautes silhouettes en robe noire, aux guimpes blanches amidonnées. Son enfance lui revint : cliquètements de chapelets, bruits de pas sur le plancher de pin. Lorsqu’elles furent tout autour de lui, Stella entra dans le cercle, les yeux brillants, ses cheveux frisés au fer luisant de pommade. Soudain, elle tendit le bras et l’attrapa brutalement.
— Laisse-le tranquille, il peut se relever seul ! dit Julien.
Il était là, en personne, avec ses cheveux blancs bouclés et ses petits yeux noirs brillants, ses vêtements immaculés et raffinés. Il leva la main en souriant.
— Allez, Michael ! Lève-toi ! dit-il avec son fort accent français. Tu es avec nous, maintenant. C’est presque fini. Et arrête un peu de résister.
— Oui, lève-toi, Michael ! dit Mary Beth.
Sa jupe de taffetas effleura la joue de Michael. C’était une grande femme majestueuse aux cheveux parsemés de gris.
— Tu es avec nous maintenant, Michael.
C’était Charlotte, avec ses magnifiques cheveux blonds, ses seins bombés dans son décolleté. Elle essaya de le tirer mais il se débattit et lui donna un coup dans la poitrine.
— Arrêtez ! Ne vous approchez pas de moi ! cria-t-il. Allez-vous-en !
Stella ne portait qu’une fine chemise de nuit dont les bretelles tombaient sur ses bras. Tout un côté de sa tête était ensanglanté.
— Viens, Michael chéri. Tu vas rester ici avec nous désormais. Tout est fini. Tu as été formidable.
Les tambours grondaient sourdement sur le rythme endiablé d’un orchestre de Dixieland. A l’extrémité de la pièce, un cercueil entouré de cierges était ouvert. On aurait dit que les flammes allaient mettre le feu aux rideaux.
— Illusions ! Mensonges ! cria-t-il. C’est un de vos tours.
Il essaya de se lever et chercha des yeux par où il pourrait s’enfuir. Mais il ne vit que les fenêtres, les portes, les branches de chêne et les murs. La maison n’était qu’un immense piège refermé sur lui.
Soudain, la main d’une religieuse s’abattit avec violence sur sa joue. La douleur le surprit et le mit en colère.
— Eh bien mon garçon, qu’est-ce que tu attends ? Tu vas te lever, oui ?
Il reconnut cette voix perçante.
— Ne me touchez pas ! hurla-t-il.
Paniqué, il voulut la repousser mais sa main passa à travers le corps de la nonne.
Julien, les mains derrière le dos, hochait la tête. Derrière lui se trouvait le beau Cortland. Il avait l’expression et le sourire moqueur de son père.
— Michael, tu as été parfait, dit-il. Tu as couché avec elle, tu l’as ramenée ici et tu lui as fait un enfant. C’est exactement ce que nous voulions que tu fasses.
— Nous ne voulons pas nous bagarrer, dit Marguerite, ses cheveux de sorcière lui cachant à demi le visage. Nous sommes tous du même côté, mon cher. Lève-toi, s’il te plaît, et viens avec nous.
— Allons, Michael, c’est toi qui en fais toute une histoire, dit Suzanne, ses grands yeux de simple d’esprit clignant sans arrêt.
Elle l’aida à se relever. Ses seins pointaient à travers ses guenilles.
— Oui, tu y es arrivé, mon fils, dit Julien. Vous avez été merveilleux tous les deux, Rowan et toi. Vous avez fait précisément ce pour quoi vous êtes venus au monde.
— Et maintenant tu peux retourner de l’autre côté avec nous, dit Deborah.
Elle leva les mains pour que les autres reculent. Des flammes et un panache de fumée s’élevaient derrière elle. L’émeraude scintillait sur sa robe de velours bleu foncé. La fille du tableau de Rembrandt, si belle avec ses joues colorées et ses yeux bleus, aussi belle que l’émeraude.
— Tu ne comprends toujours pas ? C’était ça, le pacte. Maintenant qu’il est passé de l’autre côté, nous allons tous le faire ! Rowan sait comment s’y prendre désormais. Elle va le faire pour nous aussi. Non, Michael, ne résiste pas. Tu veux être avec nous. Tu vas attendre ton tour, toi aussi, sinon tu seras irrémédiablement mort.
— Nous sommes tous sauvés, Michael, dit la fragile Antha. Tu n’imagines pas depuis combien de temps nous attendons cela. On perd la notion du temps ici…
— Mais cette maison durera toujours, dit gravement Maurice en balayant du regard le plafond, les médaillons, les lustres oscillants. Grâce à tes efforts de restauration nous avons cet endroit merveilleux pour attendre le moment où nous redeviendrons de chair et de sang.
— Nous sommes si heureux de l’avoir avec nous, dit Stella de son air toujours las. Tu ne voudrais tout de même pas que nous manquions une occasion pareille ?
— Je ne vous crois pas ! Vous n’existez, pas ! Ce ne sont que mensonges et pures inventions !
Michael fit volte-face et se cogna contre le mur. Une fougère en pot alla valser sur le sol. Un couple allongé par terre se tordit quand ses pieds traversèrent le dos de l’homme et le ventre de la femme.
Stella se mit à rire nerveusement et courut jusqu’au cercueil capitonné de satin. Elle s’y allongea et prit une coupe de Champagne. Les tambours battaient de plus en plus fort. Comment se faisait-il que tout ne prenne pas feu, avec toutes ces flammes ?
— Parce que c’est le feu de l’enfer, mon fils, dit la religieuse en levant la main pour le gifler encore. Les flammes ne s’éteignent jamais.
— Tu n’as pas le choix. Tout ce que tu peux faire, c’est rester avec nous et retourner de l’autre côté, dit Deborah. Tu ne comprends donc rien ? La porte est ouverte, ce n’est plus qu’une question de temps. Lasher et Rowan nous ramèneront chez les vivants. D’abord Suzanne, puis moi et…
— Hé ! une minute. Je n’ai jamais donné mon accord pour cet ordre ! dit Charlotte.
— Moi non plus, dit Julien.
— Qui a parlé d’ordre ? brailla Marie-Claudette en rejetant sa couverture pour s’asseoir dans le lit.
— Vous êtes tous complètement stupides dit Mary Beth d’un ton las et neutre. Tout s’est passé comme prévu et la transmutation peut se faire un nombre illimité de fois. Imaginez la qualité supérieure de cette chair et de ces gènes transmutés. C’est un progrès scientifique fantastique !
— Et rien que du naturel, Michael, dit Cortland. Comprendre cela, c’est comprendre l’essence même du monde, c’est-à-dire que les choses sont plus ou moins prédéterminées. Tu ne sais pas que tu étais entre nos mains depuis le tout début ?
— C’est un point capital que tu dois absolument comprendre, dit Mary Beth.
— L’incendie qui a tué ton père, dit Cortland, ce n’était pas un hasard…
— Arrêtez de dire n’importe quoi ! explosa Michael. Vous n’avez pas fait ça. Je ne vous crois pas.
— … pour que tu ailles où nous voulions, pour être certains que tu aurais cette personnalité, cette culture et ce charme qui allaient la séduire et lui faire baisser sa garde…
— Ne vous fatiguez pas à lui parler, coupa la nonne d’un ton brusque.
Les grains de son chapelet pendant de sa grosse ceinture de cuir s’entrechoquèrent.
— Il est incorrigible. Laissez-le-moi ! Je vais le mater.
— C’est faux, dit Michael en essayant de protéger ses yeux des flammes. Ce n’est pas l’explication. Ce n’est pas la signification, cria-t-il pour couvrir le bruit des tambours.
— Michael, je t’avais prévenu, dit la petite voix piteuse de sœur Bridget Marie, qui était apparue à côté de l’autre religieuse. Je t’avais dit qu’il y avait des sorcières dans ces rues sombres.
— Viens ici tout de suite et bois un peu de Champagne, dit Stella. Et arrête de provoquer toutes ces images infernales.
— Oui, c’est toi qui rends tout affreusement moche ici, renchérit Antha.
— Il n’y a absolument aucune flamme, dit Stella. Elles ne sont que dans ton esprit. Allez ! Viens danser au son des tambours ! J’adore cette musique.
Michael avait les poumons brûlants. Il avait l’impression que sa poitrine allait éclater.
— Je ne vous crois pas. Vous êtes de connivence avec lui et ce ne sont que des illusions.
— Non, mon cher, dit Julien. Nous sommes la réponse finale et la signification.
— Allez tous au diable !
Il avait enfin réussi à se remettre debout. Il se dégagea de la bonne sœur et esquiva une nouvelle gifle. Il passa à travers elle et se précipita vers la silhouette de Julien, ignorant les rires et les tambours assourdissants.
Les religieuses resserrèrent les rangs mais il passa aussi à travers. Rien ne pouvait l’arrêter. Il entrevoyait la sortie et la lumière éclairant la porte en trou de serrure.
— Je ne vous crois pas. Je ne croirai pas…
— Chéri, repense à ta noyade, dit Deborah, soudain à côté de lui et essayant de lui prendre la main. C’est ce que nous t’avons expliqué quand tu étais mort. Nous avions besoin de toi et tu étais d’accord mais, évidemment, nous savions pertinemment que tu marchandais pour retourner à la vie, que tu nous mentais et que si nous ne te faisions pas tout oublier tu ne remplirais jamais ta mission…
Plus que quelques pas avant d’atteindre la porte. Il était près du but. Il se lança en avant, trébuchant à nouveau sur les corps épars, marchant sur des dos, des épaules et des têtes, la fumée lui piquant les yeux. Mais il se rapprochait de la lumière.
Il aperçut une silhouette dans l’encadrement de la porte. Il connaissait ce casque et ce long manteau. Oui, il connaissait cet uniforme.
— J’arrive, cria-t-il.
Mais ses lèvres avaient à peine bougé.
Il était allongé sur le dos, le corps transpercé par la douleur. Un silence de mort planait. Le ciel était d’un bleu vertigineux. L’homme penché sur lui se mit à parler :
— C’est ça, mon garçon ! Respire !
Bien sûr qu’il connaissait ce casque et ce manteau, c’était l’uniforme des pompiers ! Il était étendu près de la piscine, sur les dalles glaciales. Sa poitrine était en feu, ses bras et ses jambes lui faisaient mal. Un pompier plaquait un masque à oxygène contre son visage et pressait la poire près de lui. Il ressemblait terriblement à son père et répétait :
— C’est ça, mon garçon, respire !
Chaque respiration était horriblement douloureuse mais l’air parvenait jusqu’à ses poumons. Quand on le souleva, il ferma les yeux.
— Je suis là, Michael, dit la voix d’Aaron. Je suis près de vous.
La douleur dans sa poitrine était trop forte. Ses bras étaient complètement engourdis. Mais il se sentait calme et quand on l’emporta sur la civière, il eut l’impression de voler. Lorsqu’on l’enfourna dans l’ambulance, quelqu’un appuya le masque sur son visage.
— Une urgence cardiaque, nous arrivons. Demandons…
Des couvertures.
La voix d’Aaron puis celle d’un autre :
— Il recommence une fibrillation cardiaque ! Merde ! Démarrez !
Les portes claquèrent et la voiture démarra brutalement.
Un poing s’abattit sur sa poitrine, une fois, deux fois. Le masque lui envoyait de l’oxygène dans les poumons.
Il entendait toujours la sirène d’alarme de la maison. Ou était-ce celle de l’ambulance ? Elle ressemblait aux cris des oiseaux au petit matin, au croassement des corbeaux dans les grands chênes.